mercredi 30 décembre 2009


F,P,D Univers.República Checa: de Napoleón a Albert hiper.

République tchèque : de Napoléon à l'hyper Albert
François Hauter
28/12/2009 | Mise à jour : 18:36 |

Le mémorial d'Austerlitz est situé près de Brno, dans le sud-est du pays. Mais sur le site même de la bataille, les traces sont peu nombreuses. Un fabricant de béton a érigé des canons et des soldats de quinze mètres de haut pour commémorer «la batialle des trois empereurs». Crédits photo : Abaca

À Austerlitz, il ne reste pas grand-chose de la plus belle des victoires de Napoléon, le 2 décembre 1805. Pourtant, qu'elle le veuille ou non, l'Europe centrale porte en elle le souvenir des rêves de conquête de l'Empereur.

Phares allumés, les berlines allemandes font la course, à plus de 200 km/h, sur l'autoroute vers Olomouc. Tout le monde d'ailleurs, sur cette route entre Brno, la deuxième ville de République tchèque, et Bratislava, la capitale de la Slovaquie, roule pied au plancher. La voiture, ici encore, est un jouet dont il est indispensable d'afficher la puissance. Un crachin mélangé de neige et de pluie noie parfois le paysage dans une brume sinistre. On songe aux confins du Morvan, l'hiver en Bourgogne. Le relief est moutonné, les collines cassent la monotonie de ce panorama où le regard porte loin. La bruine ne ralentissant personne, j'ai tout juste le temps d'apercevoir les immenses panneaux de pub. Sur une affiche, une femme enroulée dans une serviette de bain contemple amoureusement une baignoire. Découverte du confort moderne. Voici aussi l'hypermarché Albert. Et un fabricant de béton. Il est original, celui-là, avec les deux canons de quinze mètres de haut, et les grognards encore plus hauts. Je raconte les voitures qui filent sur l'autoroute, l'hyper Albert et cette enseigne du genre Walt Disney, parce que c'est tout ce qui reste d'Austerlitz, «la bataille des trois empereurs», le chef-d'œuvre tactique de Napoléon, la plus légendaire des victoires militaires françaises, le 2 décembre 1805. À Paris, nous avons un pont et une gare. À Austerlitz, ils ont un marchand de béton.

Je sillonne le champ de bataille, «un rectangle de huit kilomètres sur douze», disent les manuels. Ce sont d'immenses terres d'une glaise très noire, des lignes à haute tension qui rabaissent l'horizon, des maisons miteuses en préfabriqué, devant lesquelles les habitants sont assis en pantoufles pour regarder passer les voitures. C'est clair, l'évolution dans ces villages est à feu lent. Les rues sont boueuses. Cette terre si lourde a été nourrie par les 1.290 morts français et les 16.000 tués autrichiens et russes. Je comprends que Napoléon soit allé habiter le château d'Austerlitz après la bataille, c'est le seul coin commode de la région. D'ailleurs, le tsar Alexandre de Russie et l'archiduc autrichien François II y demeuraient, juste avant d'être obligés de fuir. Austerlitz, dans cette région de Moravie, s'appelle maintenant Slavkov u Brna.

«Faisons pleurer les dames de Saint-Pétersbourg !»

C'est une jolie bourgade un peu éloignée du champ de bataille. Napoléon s'est adressé à ses hommes depuis le balcon du château : «Soldats, je suis content de vous… Il vous suffira de dire “J'étais à la bataille d'Austerlitz”, pour que l'on réponde “Voilà un brave !”.» Nous avons tous vibré en apprenant cela en classe, avec Rapp qui lance ses mamelouks à l'assaut des escadrons de cavalerie lourde russe en s'écriant : «Faisons pleurer les dames de Saint-Pétersbourg !» À Paris, je ne peux plus passer devant la colonne Vendôme, fondue avec les 185 canons pris ici aux «féroces ennemis» pleins de «sang impur», sans penser aux «dames de Saint-Pétersbourg». Le château, qui fut un fief des chevaliers teutoniques, a un côté provincial, avec son classicisme sans grandeur. J'imagine les personnages des Affinités électives de Goethe, tentant dans ce décor intemporel d'inventer les règles d'une vie parfaite, avant que les passions amoureuses ne viennent chambouler leurs belles résolutions. S'ils revenaient, ils seraient atterrés. Plusieurs des somptueuses allées du château, les perspectives séculaires, ont été ravagées par les ingénieurs des travaux publics. Si l'on oublie l'Austerlitz Golf Resort, où le notaire et le dentiste de la petite ville viennent jouer le week-end, l'on peut se laisser aller à la mélancolie, philosopher sur ces musées et mémoriaux dont le destin est de tomber en poussière.

La France exsangue, l'Europe saignée

Dans les sous-sols, à l'étage des cuisines, un restaurant infect est ouvert. Napoléon ne se déplaçait jamais sans Chambertin, j'en comprends soudain la raison. Une jeune fille me fait ensuite enfiler d'immenses chaussons bleu clair, ridicules, mais c'est la condition pour visiter la salle où l'armistice fut préparé, après la bataille. Trois semaines plus tard, le 26 décembre 1805 à Bratislava, à 200 kilomètres de là, il fut signé. L'Europe en est bouleversée. L'archiduc d'Autriche François II tire courageusement les leçons de sa défaite, il renonce à son titre d'empereur du Saint Empire romain germanique ; le Tyrol lui est confisqué, Vienne perd la Vénétie. À l'époque, Venise est le seul port de l'Autriche. Napoléon va réorganiser l'Allemagne et former le noyau de la Confédération du Rhin. À cause d'Austerlitz, l'Autriche perd quatre millions d'habitants en une journée !

Depuis deux siècles, l'Europe centrale a ainsi été taillée à la hache par Napoléon, Hitler et Staline. Le sujet soulève encore des passions en France. Napoléon, incontestable génie militaire, a bel et bien laissé la France exsangue et l'Europe saignée. Les pertes humaines de ses quarante-quatre grandes batailles - il en a perdu cinq - sont comparables, toutes proportions gardées, à celles de la Première Guerre mondiale, estiment aujourd'hui les historiens sérieux. De sa grande armée de 600.000 hommes, partie pour ce qui devait être une «blitzkrieg» en Russie (le parallèle avec l'offensive de Hitler est évident), quelques dizaines de milliers d'hommes seulement retrouvent la France. Napoléon a marqué les esprits européens partout où il est passé. En Pologne ou en Slovénie, on l'aime. Dans d'autres pays, il incarne des espérances déçues, ou pire, on le désigne sous des sobriquets infamants. Certaines villes sont marquées. On y retrouve des charniers.

Vilnius, par exemple, la capitale de la Lituanie. J'y suis passé voici deux semaines. J'ai appris que 40.000 grognards y étaient morts. Ils avaient survécu à la terrible défaite de la Berezina, ils étaient arrivés en loques, rêvant de trouver dans cette ville un réconfort. Ils seront congelés en trois jours. Les témoignages de ceux qui ont survécu sont bouleversants. L'incroyable pour nous, c'est que cela se passait il y a deux cents ans seulement ! Décembre 1812 à Vilnius, c'est l'anti-Austerlitz. Des vestiges de cette armée disparue ont été retrouvés en 2003, en creusant des parkings et en préparant les fondations d'immeubles résidentiels, dans le quartier de Siaures Miestelis. C'est un quartier de l'Europe moyenne, avec un dentiste, une station de lavage de voitures, une agence de voyages et un teinturier. Je demande à un balayeur s'il sait où gisaient les grognards. «Là, sous l'immeuble rouge, me dit-il sans hésiter. Tous les corps ont été exhumés puis inhumés dans le cimetière d'Antakalnis.» J'y vais. L'endroit est saisissant de beauté. Les soldats de Napoléon reposent non loin de Polonais qui sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale et de civils lituaniens, tués pendant la révolution contre les Soviétiques en 1990. Des milliers de chandelles vacillantes nous les rappellent.

«Vous êtes sympathiques, mais...»

Notre Europe est là, dans ce cimetière. J'y comprends un peu mieux d'où je viens. Né dans les années 1950, j'appartiens à la première génération de civils français qui, depuis Napoléon, n'a pas été appelée à faire la guerre. Les tueries incessantes ont fabriqué notre Europe, aujourd'hui tellement pacifiste. Elles ont forgé nos orgueils nationaux. Elles nous lient et nous éloignent à la fois. À Vilnius, Dovile se souvient de la phrase de Jacques Chirac admonestant un jour les pays d'Europe centrale - «Une bonne occasion de se taire !» leur avait-il lancé, sur un ton napoléonien - pour remarquer : «Vous les Français, vous êtes sympathiques, mais par une remarque à un moment ou l'autre de la conversation, vous ne pouvez pas vous empêcher de montrer que vous vous sentez supérieurs.» Notre morgue, notre incapacité de prendre en compte les intérêts des autres freine l'Europe. Je constate également, en traversant la frontière entre République tchèque et Slovaquie, que l'Union européenne sert de pansement aux blessures de notre passé. Les pays appartenant à l'espace Schengen ont des frontières ouvertes entre eux, et c'est un émerveillement pour des populations dont le destin avait basculé après une bataille d'appartenir enfin à un espace ouvert. Les cicatrices de nos siècles d'affrontement s'estompent. L'histoire permet de nous rappeler pourquoi nous avançons soudain de concert.


"Ideas del hombre y más .......".

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