samedi 26 décembre 2009


F,P,D Univers.Lettonie : la frontière de l'Histoire
François Hauter
21/12/2009 |

Relève de la garde devant le «mémorial de la liberté», à Riga. Crédits photo : ASSOCIATED PRESS

À Riga, le cauchemar de la Seconde Guerre mondiale hante encore les esprits. Cette présence quotidienne d'un terrible passé marque une différence entre nos deux Europe.

«Lorsqu'une rivière commence à couler, elle charrie beaucoup de boue. Il faut un long moment pour que ses eaux deviennent claires», dit Antanas Puzauskas, un artiste lituanien, en évoquant l'histoire des pays de sa région. Dès la deuxième étape de ce voyage, en arrivant à Riga, en Lettonie, je suis plongé dans le bain de l'histoire. J'attends un interlocuteur à l'Académie des sciences. L'immeuble ressemble à ces cathédrales moscovites du communisme qui singent l'Empire State Building. La buvette de l'Académie offre un coup d'œil unique sur l'«homo sovieticus».

Les murs sont recouverts de cette teinte verdâtre, innommable, que nos administrations françaises ont longtemps chérie. Les lustres modern style des années 1960 sont hérissés d'ampoules, presque toutes défuntes. La lueur, blafarde, est celle d'un quai de gare. Les nappes orange, les sièges en skaï rouge et une jungle de plantes en plastique, d'un vert cette fois jaunâtre, s'harmonisent bien avec le sol, constellé de coquillages. Une odeur de pisse vient des toilettes, où un camarade a volé le miroir au-dessus du lavabo d'époque.

Les personnages également sont «dans leur jus», comme disent les antiquaires. Les serveuses portent ces braies qui rappellent l'époque impériale russe, celle des serfs. Un «technicien de surface», dans la même tenue, pousse mollement un chariot de supermarché. S'y empilent des sacs de pommes de terre, des pastèques et le courrier du jour des académiciens. Les consommateurs font des bruits en lapant leurs assiettes de soupe où flottent quelques boulettes de viande. On mange tout, y compris les feuilles de la garniture de salade, et la rondelle de citron. Puis on sauce. Ces gens ont eu faim. L'ambiance des rues évoque ce passé récent. Riga sent le tabac froid du communisme. Les lampadaires de style «spoutnik» éclairent, dans la profonde nuit hivernale, des visages chagrins et fermés, des avenues grises où des chauffeurs de taxi, des ours mal léchés, se disputent le pavé.

Dans la campagne, plus de trois cents châteaux délabrés, avec leurs dépendances ruinées, leurs serres étouffées de ronces, leurs tilleuls mal taillés, leurs terrasses affaissées, leurs allées qui s'effacent dans les bois, racontent la déchéance des chevaliers teuto­niques, qui, après avoir régné huit siècles sur la région, ont perdu leurs domaines juste avant la Première Guerre mondiale, avec l'inconscience de notre aristocratie en 1788. Ces chevaliers sans sépultures sont les âmes errantes de ces trois petits pays.

Les fantômes rôdent partout. Au XXe siècle, la Lettonie a perdu la moitié de sa population… La moitié ! Depuis dix siècles, tous les puissants voisins des pays Baltes (Suédois, Allemands et Russes) ont pris l'habitude de venir y faire la guerre, massacrant les indi­gènes au passage, et cela en moyenne deux fois tous les cent ans. Les deux monstres Hitler et Staline ont saigné la Lettonie avec une cruauté inhabituelle.

Le souvenir d'une époque désespérée

En Europe occidentale, on ne parle plus de la Seconde Guerre mondiale dans les conversations entre proches. C'est l'histoire de nos parents âgés, ou de nos grands-parents. À Riga, je remonte soudain l'horloge du temps. Des jeunes de 40 ans me racontent leurs pères et mères déportés, abandonnés par paquets d'une dizaine de personnes, en plein hiver, le long des voies du transsibérien, sans rien pour survivre, ou encore parqués dans des goulags de l'Extrême-Orient soviétique. Ces crimes constituent leurs souvenirs personnels. Ils datent d'hier.

Soudain, le souvenir diffus d'une époque désespérée revient s'imposer, avec cette dictature communiste incarnant la haine de la démocratie, le culte des chefs, la fascination pour la puissance, la volonté nihiliste du démembrement des sociétés ancestrales et des responsabilités individuelles, cette volonté de contrôler les intelligences et de transformer les individus en robots ou en es­claves. En Lettonie, le dernier soldat de l'Armée rouge a quitté le pays il y a quinze ans. À Riga, l'immense immeuble du KGB, au carrefour des rues Brivibas (la liberté) et Stabu (du nom du pilori, déplacé en 1849, où l'on enchaînait les criminels avant de les brûler vifs), est toujours vide, inoccupé, comme un spectre encombrant. On visite ses caves, les cellules où l'on torturait. Et celle où l'on a exécuté jusqu'à vingt-cinq personnes par nuit. Ici l'on entrait pour mourir, ou bien pour la déportation vers les goulags.

Ce monde a physiquement disparu, mais il est vivant dans les cœurs et les esprits. Il écrase, il étouffe encore des dizaines de millions d'individus en Europe centrale. Chez nous, nous en avons entendu parler, nous avons sympathisé, certains d'entre nous ont lu L'Archipel du Goulag, de Soljenitsyne. Mais cette terreur n'a pas fait partie de notre quotidien, comme c'est le cas des gens que je rencontre en Lettonie, en Estonie ou en Lituanie. La différence qui me frappe immédiatement, dans ce voyage que j'entreprends entre nos deux Europe, celle de l'Ouest et celle du centre et de l'Est, c'est cette distance considérable entre nos histoires. C'est une réelle frontière entre nous. La principale, et la seule sans doute. Ainsi, en Lettonie, l'histoire est un problème d'actualité brûlante. Les jeunes, les vieux, tout le monde en ­parle. C'est la manière dont chacun tente ici de raconter l'histoire, de la tisser, qui me surprend.

Le Musée des occupations est une barre de bronze posée en plein cœur de Riga, sans ouverture apparente. Il raconte un long enfermement, celui de la Lettonie entre 1940 et 1991. Trois occupations. La première est celle de l'Armée rouge de Staline, entre 1940 et 1941. Pendant que Hitler achève la conquête de la France, Staline s'empare des pays Baltes. Sa devise est : «Plus personne, plus de problèmes.» Les élites locales sont décapitées. Le 14 juin 1941, 15 500 Lettons, 11 000 Estoniens et 21 000 Lituaniens sont déportés. Très peu reviendront.

Le 22 juin, Hitler se retourne contre Staline, son allié de la veille, et lance sa conquête de la Russie. À Riga, les Lettons accueillent les nazis en libérateurs, ils espèrent retrouver leur indépendance. Leur enthousiasme sera vite douché. Le pays est intégré dans «l'Ostland», une administration nazie qui prépare la colonisation. La Wehrmacht avance avec sa propagande haineuse, qui assimile les communistes et les juifs. La Shoah commence immédiatement, elle s'achève un mois avant la conférence de Wannsee, au cours de laquelle fut décidée la «solution finale». Des collaborateurs lettons, dont un personnage effrayant, Viktors Aräjs, assistent les nazis pour massacrer en six mois les 70 000 juifs du pays. Puis les Allemands enrôlent de force les jeunes Lettons dans leurs armées. Ces 115 000 habitants leur serviront de chair à canon. Du coup, 100 000 Lettons s'engagent dans l'Armée rouge. En 1945, 30 % de la population lettone est décimée.

Puis, au moment où les Européens de l'Ouest fêtent la fin de leur cauchemar, celui des Lettons recommence. Staline et ses Soviets se réinstallent à Riga. Les Lettons n'ont-ils pas été des collaborateurs, des «fascistes» ? Les déportations à grande échelle reprennent. En mars 1949, 31 convois emmènent 42 000 Lettons en déportation (95 000 dans les trois pays Baltes). Cette «occupation»-là durera quarante-quatre longues années. C'est elle qui marque les esprits, car les habitants déportés sont remplacés par des Russes. La Lettonie, comme les autres pays Baltes, est la fenêtre de l'URSS sur la Baltique, avec ses ports qui jamais ne sont bloqués par les glaces. Indispensable à l'empire soviétique, cette côte devient terre de colonisation.

C'est ainsi que je trouve Riga, dix-huit ans après la révolution qui a vu les Soviétiques accepter l'indépendance des pays Baltes en 1991. Aujourd'hui en Lettonie, 35 % des habitants sont russophones, comme 65 % de ceux qui vivent à Riga. La population flotte entre deux cultures, entre deux histoires. Pour les Russes, qui sont bien sûr des Slaves, les nazis étaient les monstres. Pour les Lettons, qui sont des Germaniques, rien ne se compare à la sauvagerie des communistes soviétiques. La question identitaire, en Lettonie, est une équation assez primitive.

Obsession de la Russie

Elle se résout cependant, parce que les deux communautés ont été forcées de se parler. L'Europe y a largement contribué, en imposant ce dialogue avant que le pays ne puisse adhérer à l'Union européenne. Les Lettons ont donc accordé des passeports aux russophones. Et ces derniers, en retour, s'intègrent dans leur nouveau pays.

Je rencontre Andrejs Hotejevs, journaliste au quotidien russophone Telegraf, une publication respectée. Le maire de Riga, Nils Usakovs, est un ancien collègue d'Andrejs. Celui-ci me révèle que les relations entre les deux communautés s'améliorent, et que les mariages mixtes se multiplient : «Ici, ça n'a rien à voir avec les tensions entre Wallons et Flamands ! dit-il en riant. Nous apprenons à mettre de côté les choses impardonnables, c'est la seule façon de bâtir notre histoire commune. Nous apprenons d'autres choses aussi. Par exemple, ces quinze dernières années, nous avons consommé comme à l'Ouest et travaillé comme à l'Est. Nous avons besoin de grandir. Pour nous, les russophones, la Russie, c'est notre problème mental.» Cette obsession de la Russie est une autre chose frappante dans les pays traversés. La déchéance russe, en Europe centrale, cristallise une anxiété immense.

Je repars donc pour l'Estonie, vers Narva, la frontière entre nos deux mondes


"Ideas del hombre y más .......".

1 commentaire:

  1. Superbe article, félicitations.
    Tout est question d'éducation encore et toujours.. Je connais de jeunes lettons (moins de 20 ans) très ouvert aux russophones et d'autres qui le sont beaucoup moins.. on pourrait même parler de haine viscérale pour certains.. Sachant qu'ils n'ont pas connus l'occupation, on peut en conclure qu'il y a une bonne partie de la population qui entretien ce flambeau nationaliste très dangeureux. Dangeureux puisque tous les amalgames sont permis par la suite, à la preuve, les manifestations racistes et homophobes qui secouent Riga depuis des années.. Avec tout et malgré tout, la Lettonie reste un très beau pays à vivre.

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