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Viva la Sagrada Familia !
La façade de la Nativité, telle que son architecte, Antoni Gaudí, l'a dessinée et orientée : face aux premiers rayons du soleil. Ce style improbable lui fut inspiré par les plantes glanées alentour. Crédits photo : (Merian/Studio X/Bossemeyer) Dimanche, après cent vingt-huit ans de travaux, le plus controversé des édifices catholiques va devenir une basilique. Le pape Benoît XVI se rend en effet à Barcelone pour consacrer l'oeuvre inachevée de Gaudí.
Le 7 novembre 2010, à midi, la Sagrada Familia sera enfin une maison de Dieu. Cent vingt-huit ans après que la première pierre eut été posée par l'évêque Urquinaona, le pape Benoît XVI consacrera comme basilique le gigantesque édifice imaginé par Antoni Gaudí. Un souffle divin viendra-t-il balayer les décennies de controverses, de menaces et d'insultes? La paix du Christ sera-t-elle enfin signée entre les hommes qui se sont disputés comme jamais autour d'un monument? Rien n'est moins sûr.
Il y aura 8000 personnes à l'intérieur, la plupart ecclésiastiques, et près d'un million à l'extérieur pour participer à l'événement. Et puis il y aura Antonia, qui suivra tout ça de la fenêtre de son appartement. L'immeuble où elle habite a été construit à la fin des années 70, juste en face du porche de la Gloire, sur l'emplacement du futur parvis. Un immeuble de 6 étages, avec 4 ascenseurs, 55 appartements, qui devra donc être détruit d'ici à la fin de la construction de la basilique, prévue en 2026, pour les cent ans de la mort de Gaudí. Quand elle s'est installée, «les trois ouvriers qui travaillaient sur le chantier de la Sagrada s'arrêtaient à deux heures de l'après-midi, se souvient Antonia. Pas même les ivrognes auraient cru que les travaux reprendraient un jour. Aujourd'hui, ils sont deux cents à travailler jour et nuit».
Le premier martyr touristique de l'ère chrétienne
La résistance annoncée d'Antonia ne pèsera pas lourd face aux 3 millions de visiteurs que comptabilise la Sagrada Familia chaque année et les millions d'euros qu'elle rapporte en afflux de touristes fascinés, intrigués, impressionnés, épouvantés, fiers de l'avoir vue dans cet état. Elle ne pèsera pas lourd face au projet papal, qui se dessine à bas bruit, de faire de cet édifice unique non plus seulement un lieu touristique mais le fer de lance d'un catholicisme en pleine reconquête.
Si Benoît XVI et les catholiques du monde entier peuvent aujourd'hui en rêver, c'est qu'il s'est passé quelque chose en Espagne en 1975: Franco est mort. La même année, le film d'Antonioni Profession: reporter, tourné en partie au Palacio Güell de Gaudí, fut le signe d'un regain d'intérêt, les prémices d'une reconnaissance. Aux délires de la Movida s'ajoutait la prise de conscience générale en Europe de l'importance du patrimoine architectural. Qu'ils soient industriels, religieux, ruraux, qu'ils soient de béton, de fer ou de bois, qu'ils soient en ruine ou encore mieux inachevés, les édifices jusque-là méprisés par la doxa culturelle ont pris tout à coup une valeur morale, artistique, et puis commerciale. Ainsi, trente ans avant de se voir consacrée basilique, la Sagrada Familia était déjà devenue la sainte protectrice de la Movida. Et Gaudí, le premier martyr touristique de l'ère chrétienne. Le phénomène n'a fait que s'amplifier, aujourd'hui relayé par une sorte de réflexe inverse: un repli sur soi au nom d'une chrétienté menacée par l'islam.
Qui mieux que la Sagrada Familia peut incarner la gloire contrariée du catholicisme européen? A travers les guerres, les grèves, les dictatures et les républiques, les modes et les oublis, son histoire est celle de tous les schismes du vieux monde, de la séparation de l'Eglise et de l'Etat au divorce de Dieu d'avec les arts.
«Je suis allé voir la cathédrale (sic), écrivait George Orwell en 1937, une cathédrale moderne et un des édifices les plus horribles du monde. Quatre aiguilles crénelées en forme de bouteilles de vin du Rhin. A la différence de la plupart des églises de Barcelone, elle n'a pas souffert pendant la révolution. Grâce à sa "valeur artistique", dit-on. Je trouve que les anarchistes ont fait preuve de mauvais goût en ne la foutant pas en l'air quand ils en ont eu l'occasion.»
Un an plus tôt, les anarchistes avaient pillé le chantier, passé par les flammes toutes les archives et détruit les maquettes d'Antoni Gaudí. Où la violence le dispute à la bêtise, participant à l'élévation du mythe.
Mais n'est-ce pas Dali qui, trois ans plus tôt, avait mis nos libertaires anticléricaux en appétit en parlant de la «beauté terrifiante et comestible de l'architecture modern style»?
Le style? Quel style? Bien malin qui peut dire à quel style appartient la Sagrada Familia. On se chamaille encore aujourd'hui, d'une chapelle à l'autre. Et quand on se rend sur place, histoire de se faire une idée par soi-même, on comprend vite qu'elle restera imperméable à toute espèce d'opinion que l'on espérait se faire. Notre émerveillement, notre dégoût, tout change selon où l'on se place, et l'orientation du soleil.
A l'origine, le projet de trois collégiens
Après Gaudí, six architectes se sont succédé. Le dernier d'entre eux, Jordi Bonet, est en charge des travaux depuis 1985. Sa mission : couvrir les nefs. La période d'achèvement commence. Crédits photo : Merian/Studio X/Bossemeyer S'il est entendu que Gaudi, dans ses oeuvres de dimensions plus modestes (Casa Milà, Casa Battló), appartient à l'Art nouveau, il est impossible de dire de quel style et même de quelle sorte d'art la Sagrada Familia relève. Elle est elle-même traversée de tant de courants, tant d'époques, elle compte autant de tours que de tendances contradictoires. De la pierre au béton armé, du crayon à l'ordinateur, elle aura été le champ d'expérimentations les plus risquées. Elle ne ressemble plus à rien ni à personne qu'à elle-même. Elle a échappé depuis longtemps à l'esthétique de son créateur, et cela par la volonté même de Gaudí, qui l'a pensée ainsi, comme un chantier interminable.
Antoni Gaudí Cornet est né le 25 juin 1852, dans l'atelier de forgeron de son père, selon la légende par lui-même instituée. Plus prosaïquement, il aurait vu le jour calle (rue) San Juan, à Riudoms, un petit village situé à 7 kilomètres de Reus, glorieuse cité moyenâgeuse, pleine de chefs-d'œuvre architecturaux dont l'entrelacs des styles, gothique, baroque et Renaissance, aurait éveillé sa vocation de bâtisseur.
Mais ce qui va définitivement révéler le jeune Antoni à son destin, c'est la visite qu'il fait avec ses deux amis Ribera et Toda au monastère cistercien de Poblet, en ruine, à 60 kilomètres de chez lui. Aussitôt après avoir découvert le site, les trois collégiens conçoivent le projet de relever le monastère de sa désolation. Toda et Ribera rédigent le manifeste de la cité radieuse qu'ils envisagent, avec un plan de financement très solide, tandis que Gaudí dessine les plans. Cent quarante ans plus tard, c'est cela que vous voyez : un monastère en ruine, ou en construction, ça revient au même, attaqué ou porté par les lierres, les figuiers, les euphorbes, à la fois défiguré et édifié par les grues de chantiers, les containers, et toujours animé de fourmis humaines qui creusent, transportent et visitent. Vision d'horreur (la religion à l'abandon) et tentative d'élévation, prophétie de l'Occident en déroute et promesse d'une résurrection naturaliste ouvrant une nouvelle ère chrétienne. Pierres et plantes s'entremêlent dans une utopie qui ne laisse pas d'interroger les autorités des arts, de l'Eglise et de l'Etat, comme le peuple et les savants : est-ce que c'est beau?
Demain, le pape tire un trait: c'est grand, c'est haut, c'est Dieu.
Ira-t-il jusqu'à béatifier l'architecte, comme certains le réclament depuis des lustres ? Détail. Antoni Gaudí est déjà enterré là, dans la crypte, tel un pharaon bâtisseur. Renversé par un tramway le 7 juin 1926, il décède trois jours plus tard à l'hôpital ; son cortège funèbre rassemble une foule innombrable, tout Barcelone marche derrière le corbillard tiré par deux chevaux noirs. Lorsque le cortège arrive devant le grand squelette de la Sagrada en construction,«l'homme le plus génial du monde» est déjà sanctifié par le peuple catalan, et son temple interminable sacralisé.
Il faut payer 17 euros pour entrer, et faire la queue une demi-heure. Payer pour entrer dans une église ? Sacrilège ! Sauf que ça n'est pas, pas encore, une église, et en attendant de recevoir les trois gouttes d'eau bénite qui en feront une basilique, vos 17 euros, audioguide compris, seront reversés entièrement à «l'effort de construction», comme on disait l'effort de guerre. Vous n'êtes plus des touristes mais de généreux donateurs, et vous entrez à l'intérieur d'un chantier comme vous n'aurez jamais plus l'occasion d'en découvrir.
Vous n'aimez pas les colonnes? L'inspiration végétale des formes vous laisse sceptique? L'audace des formes vous fatigue? Le génie architectural vous échappe? Le temps qu'on met à la construire vous décourage? Mais vous entrez, et vous êtes saisis par la hauteur des choses, le souffle coupé par ces pénétrations de lumières insensées. S'il n'y a pas encore de religion, c'est déjà du sacré. Et si le symbolisme est le degré zéro du raisonnement, cette ahurissante accumulation de symboles, dans sa déraison, confine au génie.
L'architecte le plus célèbre du monde
Le baiser de Judas et le carré magique (du sculpteur Subirachs). Crédits photo : Merian/Studio X/Bossemeyer Et puis il y a cette activité ouvrière: on vous a tant fait rêver avec « les bâtisseurs de cathédrales », eh bien ils sont là, casque obligatoire sur la tête, crapahutant d'un échafaudage à l'autre. Entre les bâches et les grues, vous pourrez presque serrer la main des couvreurs en rappel sur les toits des clochers. La «visite» dans les tours est littéralement vertigineuse. Et soudain, une vision romaine : trois nonnes, le casque de chantier enfoncé sur la cornette ; elles viennent du Vatican vérifier l'avancement des travaux et s'assurer que tout sera prêt pour l'arrivée du saint-père. Elles sortent, apparemment rassurées, et le concert reprend, perceuses, marteaux-piqueurs, vous respirez la poussière des ponçages, emportant à l'intérieur de vos poumons la relique impensable: c'est du porphyre, c'est du granit, c'est du basalte. «Sanctus, sanctus, sanctus», est-il écrit sur les « bouteilles de vin du Rhin », entre deux coquillages et trois colombes. Gaudí voulait mettre les pierres à genoux, qu'elles implorent leur Créateur, et que l'histoire de l'architecture soit gravée en elles, siècle après siècle, comme elle a été gravée dans les pierres de Notre-Dame de Paris, de Notre-Dame de Chartres. Un mystique? Un fou? Un mégalomane? Un illuminé?
Antoni Gaudí faillit mourir de son jeûne de carême en 1894. On ne lui connaît d'autre passion amoureuse que pour cette femme, Pepeta Moreu, qu'il n'a jamais touchée. On sait qu'il a passé les derniers mois de sa vie reclus comme un moine cistercien dans son atelier de la Sagrada, à dessiner des plans, à faire des calculs, à imaginer encore et toujours des symboles témoignant de ses visions célestes.
Il y a trois ans, une nouvelle polémique est née autour de la Sagrada : le tracé souterrain du train à grande vitesse, voulu par la mairie de Barcelone, devant passer comme par hasard à l'aplomb de la Sagrada Familia. La «tune ladora» de l'AVE fut accusée de fragiliser les fondements de l'édifice. Après trois années de bagarres politico-économiques, les experts de l'Unesco viennent d'assurer qu'il n'en était rien, ni les supposés affaissements de terrain ni les possibles vibrations au passage des trains ne mettront en péril la Sagrada. Si le maire, Jordi Hereu, triomphe, la population n'est qu'à moitié rassurée.
«N'ayez pas peur», devrait leur dire le pape, le 7 novembre.