dimanche 10 janvier 2010


F,P,D Univers.Ljubljana, si naturellement européenne
François Hauter
01/01/2010 | Mise à jour : 22:19 |

Vue nocturne de Ljubljana. La capitale slovène se distingue par ses façades XVIIIe, ses illuminations magnifiques et ses magasins élégants. Crédits photo : AFP

L'adhésion de la Slovénie à l'Union a été un succès complet. Mais dans de nombreux autres pays de l'ancien bloc de l'Est, l'Europe n'a pas apporté la prospérité tant espérée et reste une cruelle désillusion.

À Washington ou Moscou, dans les colloques internationaux, il est de bon ton de railler notre Vieux Continent. L'Europe s'affiche tel un club de braves gens, une fédération d'égoïsmes nationaux, une sorte de Suisse boursouflée, un continent repu et très mou. Un colosse inquiet, effacé, falot, qui avance en douce et n'intéresse plus personne, tant son histoire est «finie», maintenant qu'il a retrouvé son unité géographique après des «révolutions» de toutes les couleurs. Un genre de Japon impuissant. En plus gras.

À Ljubljana, capitale de la Slovénie, c'est cette carte postale de l'Europe paisible et touristique, heureuse et brave, que je retrouve dans un décor ravissant de ville encore médiévale, où les marchés de Noël, les illuminations magnifiques, les façades XVIIIe, les magasins élégants, les gens satisfaits et les enfants éblouis transforment l'hiver en enchantement. Dans ce petit pays de deux millions d'habitants qui rappelle l'opulente Autriche, l'adhésion à l'Union européenne a été naturelle, la greffe a été un succès complet. L'Estonie, tout au nord de notre continent, et la Slovénie, tout au sud, sont les deux pays qui rattrapent les standards de l'Europe de l'Ouest à marche forcée.

Pourquoi l'inégalité se creuse-t-elle entre tous ces pays qui viennent de nous retrouver, il y a deux décennies seulement ? Pourquoi les Polonais réussissent-ils là où les Roumains peinent à rattraper le demi-siècle perdu ? Il y a bien sûr des questions de tempéraments nationaux et d'aide matérielle. L'Allemagne de l'Est a bénéficié de deux mille milliards d'euros d'assistance de Berlin pour que la réunification soit un succès. Certains pays avaient des élites formées en Occident. Ils ont, plus rapidement que d'autres, su profiter des fonds structurels de Bruxelles, généreusement attribués.

Les classes moyennes éradiquées

Mais l'argent n'est pas la clé, loin de là. Certaines dictatures communistes ont brisé l'esprit des gens davantage que d'autres. Et dans ces pays-là, le matérialisme, surgissant à travers des politiques économiques dogmatiques, a plutôt été un accélérateur de la catastrophe qu'un amortisseur. Ni l'économie de marché ni la démocratie ne se décrètent, quand personne n'en a jamais appris ou compris les règles. «Nous étions comme des perruches. Lorsque vous ouvrez la porte de la cage, on s'envole, on crie de joie, et puis on ne sait rien faire, même pas se nourrir», dit à Riga le Pr Juris Zagars.

De ce point de vue, les Européens de l'Est ont chèrement payé leur fascination pour l'Amérique de George Bush, et ses gourous du néolibéralisme. Ces Docteur Folamour ont précipité dans la misère des générations d'hommes et de femmes, qui avaient toujours vécu dans l'assistanat. Certains pays, comme la Suède, ont créé sans aucune vergogne de véritables bulles spéculatives dans les trois États baltes. Les banquiers occidentaux, en Europe centrale, ont poussé les particuliers à s'endetter en euros et en francs suisses. Une catastrophe aujourd'hui. Bruxelles n'a joué aucun rôle pour limiter les dégâts, fixer des limites à ce jeu malsain dans des pays démunis. On a laissé des enfants entrer dans un magasin de bonbons, à s'en rendre malades. On présente maintenant la facture.

Mais il y a plus préoccupant. De Cracovie à Brno, la modernité se retrouve aujourd'hui dans le monde des affaires et dans quelques cercles intellectuels. Ailleurs, les classes moyennes ayant été éradiquées par les régimes communistes, il ne reste qu'un vaste sous-prolétariat, très désargenté, sans épargne. Ces Européens-là ont de quoi se nourrir, un point, c'est tout. Ils demeurent accrochés à leurs villages ou bourgades, se concentrent sur le quotidien, ne voyagent jamais. Les seules nouvelles leur sont servies par des chaînes de télévision abrutissantes.

Dans les pays de la «jeune Europe», ces groupes de retraités, dont les pensions sont coupées à la hache par le FMI, et ces ruraux constituent une solide majorité de l'électorat. Les hommes politiques les flattent par des propositions démagogiques, parfois racistes, comme en Pologne, en République tchèque ou en Hongrie. Leurs partis populistes se retrouvent ainsi en position d'arbitres. Ils sont naturellement antieuropéens, puisque le changement a défavorisé les plus défavorisés.

L'Europe paie là très cher son laisser-aller idéologique, c'est-à-dire son manque de cohérence en matière de politique sociale. L'Europe centrale se vide. Le plus courageux du village le déserte, il devient notre «plombier polonais», il travaille sur des chantiers en Italie, en Espagne ou en Grande-Bretagne. Les diplômés viennent remplacer nos médecins ou nos infirmières. L'exode, massif, touche une vingtaine de millions de personnes. Tous les pays d'Europe centrale perdent des habitants, leurs meilleurs habitants, dans des proportions considérables. Leurs économies commencent à dépendre des salaires qui sont rapatriés, et qui représentent maintenant des pourcentages élevés de PIB.

Certes, des millions d'emplois, dans l'industrie automobile en particulier, ont été délocalisés vers l'Europe centrale. Les infrastructures rattrapent celles de l'Ouest, à travers des investissements massifs de l'Union européenne. Mais à Bruxelles, le processus de déblocage des fonds est long et compliqué. Ceux qui avaient trop espéré de l'Europe commencent à la détester.

Le travail de mémoire n'a pas été fait

Derrière elle, c'est surtout la démocratie, et ses jeux embrouillés, qui est rejetée. En Hongrie, par exemple, de grands intellectuels évoquent une «poutinisation» de leur pays. Des régimes autoritaires pourraient apparaître ailleurs. L'Europe ne fait plus rêver personne. Ceux qui voulaient y entrer, hésitent. En Croatie, la majorité de l'opinion est opposée à l'adhésion. Au fond, on préfère garder son cochon et son prunier, son petit jardin, ses habitudes, que d'avoir à dissoudre ses traditions dans un ensemble dont on ne maîtrise rien, et d'être contraint de gagner son confort en exilant les garçons ou le chef de famille à des milliers de kilomètres de son foyer.

Ce que nous autres, Européens de l'Ouest, n'avons pas mesuré, c'est que nos frères de l'Est viennent d'une autre planète, d'une autre histoire. Ce décalage a été un choc pour moi, au long de ce reportage. Si j'ai beaucoup parlé d'histoire, c'est qu'elle nous sépare. En Occident, dès qu'il s'agit de notre passé, le fait que l'on se dise «de droite» ou «de gauche», «libéral» ou «conservateur», «démocrate» ou «républicain», n'a plus d'importance, sauf pour les extrémistes. Tous les Français, tous les Allemands ou tous les Américains, quelles que soient leurs convictions politiques, partagent une histoire, la leur. C'est donc cette histoire, la nôtre, qui nous lie les uns aux autres. «Les peuples heureux sont ceux qui sont d'accord sur leur passé et discutent de leur avenir», disait justement le sociologue Ralf Dahrendorf.

En Europe centrale, la question n'est pas réglée. Dans les pays Baltes, les habitants ont deux histoires, absolument divergentes, selon qu'ils sont d'origine russe ou des indigènes. En Roumanie, en Bulgarie et dans une moindre mesure en Hongrie, les «révolutions» de 1989 ont été de simples révolutions de palais, organisées par des communistes malins qui ont profité de Gorbatchev pour changer de chemise. Le travail de mémoire, ce jeu de miroir indispensable, n'a pas été fait, ou très superficiellement. À l'inverse, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Lituanie, l'Estonie et la Lettonie foncent en avant. Elles ne fuient par leur passé. Elles installent des musées partout.

Nous vivons deux histoires en Europe. Il y en a une de trop. L'Europe est floue, parce qu'elle n'incarne aucun rêve, aucun dessein. Il va falloir nous dépasser ou disparaître. Nous devrions exiger par un référendum l'élection d'un président européen au suffrage universel pour fabriquer une seule histoire. Pour avancer. Pour démontrer que notre histoire n'est pas finie.


"Ideas del hombre y más .......".

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